12/10/2020

La tentation de la forêt

Il existe certains points de bascule dans nos quotidiens, nos petites existences. 
Il est parfois difficile de savoir pourquoi spécifiquement, l’esprit pointe le doigt sur un détail et là en une seconde, c’est foutu.
Tu ne peux plus, ou du moins tu sais que c’est le début d’un processus qui tend vers une fin. 
C’est une mini révolution intérieure et aussi un reboot du concret. Et parfois, surtout, un front sur un mur. 
Ça agace, ça bouillonne, ça fait mal. Tu es affecté.e. Tu te dis qu’après tout ce n’est pas important, ou pas assez pour être relevé.
Nous vivons une pandémie franchement lourde à tous points de vue, c’est quand même plus prégnant que ton caillou qui t’empêche d’avancer sereinement, non?!
Oui et non. Non parce que tout est lié malgré tout. Tu as beau ne pas croire aux vibrations, à l’ancrage, à la canalisation énergétique avec le cosmos ou encore au fait que mercure rétrograde puisse influer en quoi que ce soit sur quoique ce soit, tu dois quand même accepter que sans ce virus, peut-être alors ton esprit ne se serait pas comporté de la sorte. Oui, parce qu’encore une fois, tu ne penses qu’à ton petit nombril qui gratte et que c’est quand même moyen, quand tu restes privilégié.e .
 

Cela fait trois jours que je rumine, je suis encore plus en colère que d’habitude. J’enrage, j’ai envie de casser des trucs, d’en découdre avec le réel. Un non évènement en est la cause. Une non conversation en est la source. Une vraie frustration en est l’issue. 

La sidération qui m’a saisie sur le moment, m’a comme souvent empêchée de me défendre, d’argumenter, de recadrer, de reposer des limites acceptables pour moi.

L’âge me rend intransigeante, mais ne m’apprend pas à lutter contre la sidération.

Je ne comprends pas les attitudes, les postures, les rôles tels qu’ils sont définis dans notre société. Dans le monde professionnel particulièrement. Quel étrange récit que nos vies au travail. J’ai longtemps espéré que je m’y ferai un jour, vraiment, sincèrement.

Il est fort probable que cela n’arrivera pas.


Vivre tout le temps dans sa tête n’est pas inconfortable. Je me raconte des histoires, j’imagine les vies d’inconnu.es, j’élabore des théories sur tout et je plaque des filtres mentaux sur le réel pour en faire perpétuellement des films. À vrai dire je ne m’ennuie pas une seconde. 

Même quand je fais des angoisses car je dois conduire une voiture, à présent plusieurs fois dans la semaine, je me fais de nouveaux scénarios (souvent moches) ; c’est dire à quel point mon imaginaire bosse.

Mais le réel est là et il attend qu’on lui rende des comptes. À bien y regarder, on a tous et toutes des trucs à vendre et on ne peut pas y échapper. Le monde du travail aujourd’hui est seulement et uniquement axé sur l’expérience client, un laboratoire géant de marketing en tout genre ayant un seul et même but, vendre un truc. La qualité sur la durée ? oui si on peut ajouter c’est bien, mais comme l’objectif chiffré est plus important, ce n’est pas si grave si on passe à côté. On externalise, on sous-traite, on projette, on rétro planifie, on dilue les responsabilités, on montre du doigt les moins performants, on casse les équipes, on veut plus pour moins mais avec les gestes barrières, on veut du télétravail mais du présentiel, on veut des investissements qui rapportent, on ne veut pas laisser trop de temps, on galère à échanger, on est seul, ce n’est qu’un job après tout. On managérise, on fait des e-mails, on programme, on s’adapte, on vise la performance, on attend son salaire et on écrit encore juste un dernier e-mail. Le salariat, le monde de demain comme celui d’hier, avec des idées qui ne changeront rien au fait que le seul but est et restera, sans nouveau paradigme, vendre un truc.

Le régime kéto, par exemple, ne peut rien contre les dissonances cognitives.

 

Je me répète je sais. Chaque écrit tourne plus ou moins toujours autour du même axe, cette absurdité criante face au « silence déraisonnable du monde » (citation tronquée du titre d’un monologue dépressif d’un auteur dont j’ai oublié le nom, sans doute parce que c’était ma vie d’avant)

Si seulement je pouvais croire à quelque chose de plus fort. Cette année 2020 aura fini de couper pour de bon mon rapport à cet ésotérisme light que je portais en moi. 

Cela me rend un peu triste. 

Je garde malgré tout, le brin de lavande, son huile essentielle et mes quartz. Ils me détendent. 

Je garde aussi l’idée qu’un jour, il me sera possible d’aller vivre en famille autrement, ailleurs.

Qu’il nous sera possible alors d’échapper à ces récits de la win. On peut choisir la forêt sans pour autant croire que les arbres nous parlent non ?

Parce qu’avec ça encore, on a été capable d’en faire un business… on nous vend du bien-être, on nous vend la reconquête de soi. Pourquoi pas finalement, quitte à vendre un truc, autant que ce soit positif. Le problème est là, salariat ou non, pour s’en sortir, même chichement, notre société impose qu’on rapporte de l’argent avec quelque chose.

À ce titre, il n’est donc pas totalement absurde de vendre du développement personnel pour lutter contre l’injonction de la réussite qui rend tout le monde zinzin. 

La pandémie aura toutefois montré que de l’obsession du bien-être aux affabulations dangereuses, la frontière est mince. On ne soigne pas un cancer par le jus de citron. Devoir porter un masque n’est pas porter atteinte à nos libertés fondamentales. 

Les politiques et les scientifiques apprennent chaque jour sur un truc inédit, cela amène forcément des errances, des erreurs, des injonctions contradictoires, cela rappelle qu’ils et elles sont faillibles. Le but ultime étant en protégeant nos santés , de nous permettre de continuer à pouvoir vendre des trucs, en très gros.

Le problème n’est pas l’unique gestion ou l’apparition non prévue d’un agent pathogène. Le problème est que notre système ne peut être arrêté, au même titre que la fission nucléaire. Cela réclame ou de la volonté ou une catastrophe.

Notre capitalisme chéri ne peut fonctionner sans sa matière première, nous et notre capacité à vendre des trucs. 

Je ne comprends pas qu’à ce titre, on ne souffre pas tous et toutes d’anxiété généralisée.

Je ne comprends pas que l’on trouve tout ceci normal. En même temps j’en bénéficie aussi. Est-ce un moindre mal ? Après tout, moi aussi j’aime bien acheter des trucs. 

Je me répète, je sais. 

 

Parfois mettre des mots sur mes ressentis me permet de repartir pour quelques semaines. 

Cela nettoie la colère, elle est lissée, polie, elle redevient mignonne. Comme un de ces bouts de verre qu’on retrouverait au bord de la plage, arrondi et gommé. 

Oui voilà, c’est ça. Je suis un bout de verre poli.

Mes révoltes sont cristallisées par le ressac de notre monde. Chercher à en désigner des responsables éventuels est une fuite en avant. 

Je me dois, nous nous devons un peu de politesse à l'égard de nos existences.

Nous sommes collectivement responsables, à tous les niveaux du monde que nous avons construit. 

Il serait donc peut-être temps d'apprendre ce qu'est la décence. La win ne peut pas être notre seul projet. 

Acceptons de perdre. Laissons nous tenter par la leçon de cette période. Nos angoisses trouveront alors peut-être, une issue.