Hier soir je suis allée voir la nouvelle mise en scène de Guillaume Béguin, "l'épreuve du feu " de l'auteur suédois Magnus Dahlström. Auteur totalement inconnu pour moi, je m'attendais toutefois à une expérience théâtrale éprouvante, car bien que je ne connaissais pas le texte, ce n'est par contre pas le cas du metteur en scène et de ses choix. Alors voilà, à l'issue de ces très longues 2h30 de spectacle, je peux dire ce que j'ai chuchoté à l'oreille du metteur en scène: Guillaume Béguin est pour moi un des plus talentueux metteur en scène de théâtre contemporain et de recherche local.
Ce dernier a en effet une capacité sans limite quand il s'agit de faire travailler un texte, les mots, le sens, et cela se sent à chaque phrase prononcée par les comédiens. Il n'est pas seulement question de faire sonner les consonnes ou d'adoucir les voyelles; non...c'est avant tout des heures et des heures de travail sur la résonance des mots, une résonance de l'intime, cellulaire. Cette dernière est retransmise au spectateur par le comédien-conducteur à la personnalité floue, il est comme un fil de cuivre conduisant cette intimité. Ce travail sur le langage permet donc au metteur en scène d'interroger les textes qu'il choisi comme il ne cesse de s'interroger lui même. Il s'agit d'explorer "l'identité", "l'existence"; une recherche à travers les mots, les comédiens, ce travail; faire résonner l'essence même, cette chose comme un liquide que l'on peine à effleurer en soi. Le flux.
Dans cette pièce suédoise, le flux est sombre, noir, il coule aux côtés du sang conducteur de vie. Les personnages ont tous quelque chose en eux qu'ils vont énoncer, donner à entendre et parfois à subir. Une thérapie de groupe pour une pièce à huis clos, dans laquelle chaque personnage tour à tour va prononcer l'impensable, l'horreur quotidienne, presque vidée du potentiel d'étonnement.
On écoute donc dans des mots triviaux et banals, les récits de la violence, de la maltraitance, de la psychose; de toutes ces choses sombres et mornes qui peuvent surgir en chaque être humain, comme des pustules remplies de pue le long des vaisseaux sanguins. Ces récits sinistres n'ont rien d'étonnant au fond, à moins que la capacité d'illusion sur "l'humain" soit encore intacte chez le spectateur -et là il souffrira vraiment- c'est plutôt leur enchaînement qui est douloureux, comme un doigt dans une plaie.
Les personnages enchaînent donc leurs récits affreux comme si un adolescent découvrant la folie humaine les avait écrits. L'auteur utilise la fascination comme moteur en la mettant en balance par des personnages dont la prise de conscience n'intervient vraiment jamais. Ils racontent, se taisent et n'en sortent pas changés; ils s'excusent les uns les autres même. Une boucle reprend alors à la fin, laissant voir que l'humain est une chose une peu cassée par sa capacité à penser. Les neurones ont parfois des ratées, depuis toujours et pour toujours.
Ce spectacle transporte au sein même de ce flux noir, le spectateur grâce au jeu si juste des comédiens, vogue sur cette eau sombre et ne sait jamais quand il verra la rive. Assister à ce spectacle, c'est accepter d'être dérangé par sa longueur, d'être auditeur de l'horreur, d'être déplacé dans ses illusions, d'accepter de se faire peur ou de souffrir quand soudain pour une raison ou pour une autre, un des récit vient faire résonner quelque chose en nous que l'on aurait préféré ne pas ressentir. C'est aussi parfois accepter de ne plus écouter, de décrocher puis de revenir; de ne pas toujours comprendre où ils veulent en venir tous avec cet objet théâtral. C'est aussi ressortir fatigué, soulagé, bref déplacé...
On ne peut rester indifférent à ce spectacle , on ne peut trouver ça sublime non plus car rien n'est simple.
Guillaume Béguin réussi avec ses comédiens à nous faire intimement ressentir l'ambiguïté humaine, la dualité des liquides composant notre essence. Mention spéciale d'ailleurs à Piera Honeger et Matteo Zimmermann qui m'ont personnellement bluffée dans leurs performances. Les comédiens se battent avec ce liquide et le versent sur le sol sombre; un tapis noir et lumineux réfléchissant ces âmes. Comme une marée noire, le flux est pétrole, il pollue.
L'épreuve du feu se fait donc pour tous, car il suffirait d'une allumette pour tout embraser, seul la fin du spectacle nous permet d'y échapper.
Pour tous ceux qui aiment les mots, le sens, les choses cassées, les bons comédiens, le vrai travail de direction d'acteurs; il faut aller voir ce spectacle. Ne pas hésiter, ne pas avoir peur de sa durée ou de son contenu. Il faut simplement savoir faire le tri dans ce qui nous est donné, un superbe objet théâtral dont le contenu peut déranger mais dont la partition pourrait mener une symphonie.
Tant qu'il y aura des auteurs de cette trempe à découvrir, des metteurs en scène précis et précieux, des comédiens courageux et talentueux , le théâtre résistera à tout et restera un art à part entière, cette résistance est d'ailleurs une urgence.
"L'épreuve du feu" de Magnus Dahlström, mise en scène de Guillaume Béguin, Compagnie de nuit comme de jour; à la maison blanche, production Arsenic jusqu'au 6 mai.