Nous sommes rentrés. Après un peu plus d'un mois d'hôpital, nous sommes à la maison, les quatre, en famille. Wilma n'est pas guérie, rien pour l'instant ne peut indiquer quand elle le sera. Elle mange majoritairement par le biais d'une sonde naso-gastrique et d'une pompe. Nous faisons le nécessaire pour qu'elle mange ce qu'elle doit, nous faisons le nécessaire pour qu'elle reçoive son traitement aux heures prescrites, nous faisons le nécessaire pour que les sparadraps qui fixent la sonde à son visage ne lui fassent pas d'irritation, de marques, de plaies. Nous faisons le nécessaire et nous attendons que le temps passe, que le prochain contrôle arrive, qu'un "miracle" fasse éviter l'opération, nous espérons qu'elle se mette à manger tout ce qu'elle doit toute seule et qu'elle grandisse bien et en bonne santé. Cette attente est insupportable; ce flou, cet inconnu, nous mettent en colère ou nous poussent à la lassitude et souvent à la tristesse. Le manque de sommeil accumulé depuis sa naissance nous rend vaseux et nous donne le vertige. Comme un lendemain de fête perpétuel, une gueule de bois sans fin, l'alcool en moins.
Il a été question d'opération pour refermer les trous de son coeur. Au début on nous avait dit que cela pourrait attendre jusqu'à ses deux ans, mais les problèmes d'alimentation font qu'ils n'attendront sans doute pas autant. Il a été question du mois de juin, mais tout dépendra du prochain contrôle et peut-être encore de celui d'après...qui sait.
Avoir un enfant comme Wilma, c'est s'ouvrir à un nouveau monde médical et à d'autres parents avec des enfants avec d'autres cardiopathies bien plus graves. C'est apprendre leurs noms et leurs spécificités, c'est apprendre que le terme "souffle au coeur" est un terme générique et lambda mais qui désigne de bien différentes choses. C'est s'intéresser d'un coup au Dr Prêtre, le chirurgien cardiaque pédiatrique du CHUV, c'est lire son livre et le trouver formidable. C'est discuter avec d'autres parents sur des groupes Facebook et se rendre compte que ces enfants se battent comme des fauves.
C'est aussi et surtout, regarder par la fenêtre, se satisfaire du soleil qui est enfin là, sortir un peu de ce coeur en hiver pour souhaiter un peu que celui ci fleurisse enfin.
La conscience est parfois mesquine, elle ne laisse pas tranquille nos cerveaux fatigués, les questions et les doutes sont constants. Les médecins n'aident pas vraiment pour ça d'ailleurs. La veille de la sortie de l'hôpital, certains et certaines mettaient encore en doute que le coeur soit la seule raison aux problèmes alimentaires de Wilma, même la cardiologue continue de le faire à chaque contrôle. Notre fille n'a pas des symptômes qui rentrent dans les cases de "l'evidence based medecine". Ils ont pourtant cherché autre chose, ils n'ont rien trouvé. Alors par élimination, ils reviennent à sa cardiopathie, "ça doit quand même être ça".
Facile de continuer avec ce doute au quotidien. Facile de se dire que bientôt peut être elle sera opérée sans la garantie qu'elle mangera pour autant mieux après. Facile.
Je sais que j'ai plus l'habitude de faire un peu d'esprit quand je vous raconte des choses à travers ce blog, mais ce soir je n'en ai même plus le courage. Encore une fois, je ne cherche pas à ce qu'on nous plaigne, cela ne sert à rien. De même que se lamenter sur notre sort ne fait pas avancer plus vite.
Je suis simplement épuisée, n'importe qui le serait.
Wilma, elle, est aussi fatiguée, car son corps met toute son énergie à gérer ce coeur pas tout à fait optimal. Mais cette insuffisance ne l'empêche pas de sourire, même de commencer un peu à rire, de regarder le monde qui l'entoure avec curiosité et envie, de pleurer comme le font tous les bébés, de se blottir contre ses parents et de s'endormir dans leurs bras au son des berceuses qu'ils lui chantent.
Quand j'écris tout ça ce soir, je porte en mots une espèce de mélancolie agacée. C'est un ressenti étrange que je n'avais encore jamais expérimenté. Ce genre d'expérience de vie, ce genre d'épreuve fait le vide un peu, dans tous les sens du terme. Ton corps n'a plus vraiment de forme, ton esprit a un contenu emmêlé et pas toujours vif, ton entourage fait comme il peut et parfois ne peut pas ou disparait tout simplement quand d'autres soudainement reviennent ou ne sont simplement jamais partis. Mais le temps passe pour tout le monde, et les messages qui au début étaient fréquents, s'espacent de plus en plus. C'est normal, nous sommes tous semblables sur ce point. Cette distorsion du temps entre ceux qui avancent et ceux qui attendent de sortir de ce fameux tunnel pour pouvoir être capable de parler d'autre chose. Nous sommes dans ce tunnel. Il n'y a pas de rancoeur, juste un peu de manque d'une conversation normale parfois, ou d'une pensée autre. Même les plus petites choses du quotidien paraissent parfois impossibles.
Et pourtant, entre nous, nous rigolons quand même, nous nous faisons des blagues, nous discutons de l'état du monde, nous pensons abstraitement aux vacances que nous prendrons un jour, plus tard, quand ce sera fini mais surtout nous interrogeons l'avenir qui reste pour le moment détestablement silencieux.
Enfin, il y a cette douleur, elle peut être si intense qu'elle fait fondre tout sur son passage à tel point que je ne ressens plus rien, comme si l'intérieur de mon corps et de mon esprit étaient devenus un métal solide contre lequel ma conscience se heurte.
Puis il y a aussi le concret, vais-je pouvoir retourner travailler quand je le dois? et si elle n'est pas guérie, comment allons nous faire? un congé sans solde? mais alors comment vivre sans mon salaire? Il y a-t-il quelque chose de légal pour les parents d'enfants malades? non, bien sûr que non. T'as voulu tes enfants, débrouille toi, assume.
Fatigue.
Je vais aller dormir une petite heure avant la prochaine étape.
J'avais encore une fois besoin d'écrire un peu, de coucher sur le papier de cet écran, ces mots qui tournent dans ma tête sans cesse. Jusqu'à la prochaine fois. Jusqu'à demain. Mais c'est quand, "demain"?