30/04/2018

Nouvelles du tunnel

Nous sommes rentrés. Après un peu plus d'un mois d'hôpital, nous sommes à la maison, les quatre, en famille. Wilma n'est pas guérie, rien pour l'instant ne peut indiquer quand elle le sera. Elle mange majoritairement par le biais d'une sonde naso-gastrique et d'une pompe. Nous faisons le nécessaire pour qu'elle mange ce qu'elle doit, nous faisons le nécessaire pour qu'elle reçoive son traitement aux heures prescrites, nous faisons le nécessaire pour que les sparadraps qui fixent la sonde à son visage ne lui fassent pas d'irritation, de marques, de plaies. Nous faisons le nécessaire et nous attendons que le temps passe, que le prochain contrôle arrive, qu'un "miracle" fasse éviter l'opération, nous espérons qu'elle se mette à manger tout ce qu'elle doit toute seule et qu'elle grandisse bien et en bonne santé. Cette attente est insupportable; ce flou, cet inconnu, nous mettent en colère ou nous poussent à la lassitude et souvent à la tristesse. Le manque de sommeil accumulé depuis sa naissance nous rend vaseux et nous donne le vertige. Comme un lendemain de fête perpétuel, une gueule de bois sans fin, l'alcool en moins.

Il a été question d'opération pour refermer les trous de son coeur. Au début on nous avait dit que cela pourrait attendre jusqu'à ses deux ans, mais les problèmes d'alimentation font qu'ils n'attendront sans doute pas autant. Il a été question du mois de juin, mais tout dépendra du prochain contrôle et peut-être encore de celui d'après...qui sait. 
Avoir un enfant comme Wilma, c'est s'ouvrir à un nouveau monde médical et à d'autres parents avec des enfants avec d'autres cardiopathies bien plus graves. C'est apprendre leurs noms et leurs spécificités, c'est apprendre que le terme "souffle au coeur" est un terme générique et lambda mais qui désigne de bien différentes choses. C'est s'intéresser d'un coup au Dr Prêtre, le chirurgien cardiaque pédiatrique du CHUV, c'est lire son livre et le trouver formidable. C'est discuter avec d'autres parents sur des groupes Facebook et se rendre compte que ces enfants se battent comme des fauves.
C'est aussi et surtout, regarder par la fenêtre, se satisfaire du soleil qui est enfin là, sortir un peu de ce coeur en hiver pour souhaiter un peu que celui ci fleurisse enfin.

La conscience est parfois mesquine, elle ne laisse pas tranquille nos cerveaux fatigués, les questions et les doutes sont constants. Les médecins n'aident pas vraiment pour ça d'ailleurs. La veille de la sortie de l'hôpital, certains et certaines mettaient encore en doute que le coeur soit la seule raison aux problèmes alimentaires de Wilma, même la cardiologue continue de le faire à chaque contrôle. Notre fille n'a pas des symptômes qui rentrent dans les cases de "l'evidence based medecine". Ils ont pourtant cherché autre chose, ils n'ont rien trouvé. Alors par élimination, ils reviennent à sa cardiopathie, "ça doit quand même être ça".
Facile de continuer avec ce doute au quotidien. Facile de se dire que bientôt peut être elle sera opérée sans la garantie qu'elle mangera pour autant mieux après. Facile.

Je sais que j'ai plus l'habitude de faire un peu d'esprit quand je vous raconte des choses à travers ce blog, mais ce soir je n'en ai même plus le courage. Encore une fois, je ne cherche pas à ce qu'on nous plaigne, cela ne sert à rien. De même que se lamenter sur notre sort ne fait pas avancer plus vite.
Je suis simplement épuisée, n'importe qui le serait. 
Wilma, elle, est aussi fatiguée, car son corps met toute son énergie à gérer ce coeur pas tout à fait optimal. Mais cette insuffisance ne l'empêche pas de sourire, même de commencer un peu à rire, de regarder le monde qui l'entoure avec curiosité et envie, de pleurer comme le font tous les bébés, de se blottir contre ses parents et de s'endormir dans leurs bras au son des berceuses qu'ils lui chantent.
Quand j'écris tout ça ce soir, je porte en mots une espèce de mélancolie agacée. C'est un ressenti étrange que je n'avais encore jamais expérimenté. Ce genre d'expérience de vie, ce genre d'épreuve fait le vide un peu, dans tous les sens du terme. Ton corps n'a plus vraiment de forme, ton esprit a un contenu emmêlé et pas toujours vif, ton entourage fait comme il peut et parfois ne peut pas ou disparait tout simplement quand d'autres soudainement reviennent ou ne sont simplement jamais partis. Mais le temps passe pour tout le monde, et les messages qui au début étaient fréquents, s'espacent de plus en plus. C'est normal, nous sommes tous semblables sur ce point. Cette distorsion du temps entre ceux qui avancent et ceux qui attendent de sortir de ce fameux tunnel pour pouvoir être capable de parler d'autre chose. Nous sommes dans ce tunnel. Il n'y a pas de rancoeur, juste un peu de manque d'une conversation normale parfois, ou d'une pensée autre. Même les plus petites choses du quotidien paraissent parfois impossibles. 
Et pourtant, entre nous, nous rigolons quand même, nous nous faisons des blagues, nous discutons de l'état du monde, nous pensons abstraitement aux vacances que nous prendrons un jour, plus tard, quand ce sera fini mais surtout nous interrogeons l'avenir qui reste pour le moment détestablement silencieux. 
Enfin, il y a cette douleur, elle peut être si intense qu'elle fait fondre tout sur son passage à tel point que je ne ressens plus rien, comme si l'intérieur de mon corps et de mon esprit étaient devenus un métal solide contre lequel ma conscience se heurte. 
Puis il y a aussi le concret, vais-je pouvoir retourner travailler quand je le dois? et si elle n'est pas guérie, comment allons nous faire? un congé sans solde? mais alors comment vivre sans mon salaire? Il y a-t-il quelque chose de légal pour les parents d'enfants malades? non, bien sûr que non. T'as voulu tes enfants, débrouille toi, assume. 
Fatigue. 
Je vais aller dormir une petite heure avant la prochaine étape.
J'avais encore une fois besoin d'écrire un peu, de coucher sur le papier de cet écran, ces mots qui tournent dans ma tête sans cesse. Jusqu'à la prochaine fois. Jusqu'à demain. Mais c'est quand, "demain"?












11/04/2018

"I would swim the seas for to ease your pain"

Avoir mal au point de devenir compacte et imperméable est une chose nouvelle pour moi. C'est pourtant un ressenti que j'expérimente très concrètement ces dernières semaines. 
Certaines épreuves de vie sont parfois si intenses qu'il me semble que notre esprit est alors capable de déclencher un système pour nous permettre de les traverser sans trop y laisser des bouts de peau vifs. 
Ces jours, quand je me dis que d'ici quelques mois nous pourrons sans doute, je l'espère, parler de tout ça au passé, il ne me semble pas néanmoins que nous en ressortirons alors plus "grands" ou que nous en tirerons forcément quelque chose de formidable.
Cette idée que l'on ressort plus fort des épreuves commence un peu à me gonfler à vrai dire.
Je comprends, bien sûr, que de se dire ce genre de chose peut aider à traverser ou simplement regarder en arrière et penser qu'alors on n'a pas vécu tout ça pour rien...Mais d'un autre côté, cela revient à justifier tout ce qui nous a fait mal, ou en tout cas, dédouaner tout ce qui a été surmonté.
Je crois qu'en fait cela ne me parait pas juste, pas équitable.
Alors évidemment, les épreuves laissent des traces, amènent des changements internes et profonds, je ne peux pas le nier. Mais nous avons tous une plasticité cérébrale réelle et quoiqu'on en pense, on oublie toujours un peu. En ce sens, j'ai vraiment hâte d'avoir un peu oublié. 
Avoir un peu oublié que ce n'est pas vraiment comme ça que j'imaginais notre congé parental et encore moins comme ça que j'imaginais les débuts de vie de notre fille.
Wilma se bat comme la reine des dragons mais Wilma est aussi un bébé de deux mois qui aura bientôt passé plus de temps à l'hôpital que chez elle, dans un stress constant. Les soins qu'elle reçoit son nécessaires mais elle n'a jamais la paix. Dès qu'elle est un peu calme, on en profite pour lui faire des contrôles divers et variés, des prises de sang, des soins de sonde ou encore simplement lui faire manger des calories sans qu'elle les mange par la bouche. Elle est entourée de bruits, de bip bip, de gens qui changent toutes les 8 heures, elle vit dans un aquarium bleu dans les bras de ses parents et pleure dès qu'on la couche hors de ses mêmes bras. 
La voir en larmes devrait me paraitre naturel, c'est un bébé, les bébés pleurent. Mais voilà, quand mon bébé pleure, c'est mon bébé malade qui pleure, alors je panique un peu et me demande toujours si ces pleurs indiquent une souffrance liée à son coeur, à son "état".  Il m'est très compliqué de voir mon enfant comme simplement, une enfant, et c'est sans doute la prochaine étape à surmonter pour moi dans ces prochaines semaines. Car bientôt peut-être nous sortirons de l'hôpital, nous rentrerons à la maison, avec peut-être des soins à domicile et un bébé qui ne pourra peut-être pas manger la totalité de ce qu'elle doit pour grandir par elle-même.
Son petit coeur lui joue des tours...oui les médecins se sont finalement mis d'accord. C'est sa malformation cardiaque qui la fatigue trop et l'empêche de pouvoir se nourrir totalement de façon autonome. Ils ont finalement mis en place un traitement pour soulager coeur et poumons, cela fonctionne, elle semble moins fatiguée et peut à présent manger un peu mieux par elle-même, bien que pas encore assez.
Voilà, je vous donne des nouvelles... je ne veux toujours pas de violons.
Wilma n'a pas de maladie inconnue ou dramatique, sa vie n'est à priori pas en danger; il y a bien pire. Ce n'est pas ça qui est important.
Mais il faut de la force, énormément; et encore davantage, de patience.
Je n'en ai pas, ou si peu. Plus le temps passe et plus je développe une forme de rage des choses qui ne vont pas assez vite. J'ai la sensation que nous sommes dans un tunnel dont on ne voit pas le bout, un peu comme être en panne au milieu du Gothard. Je ressens aussi beaucoup de colère et de tristesse et une sensation d'injustice un peu absurde car encore une fois, et là j'en suis persuadée, il ne peut pas y avoir de justice car il n'y a pas de destin.
Je suis insupportable et narcissique dans ma douleur, c'est chiant pour l'entourage et ça n'aide pas mon bébé. 
Sans doute que dans ce genre de situation, on réagit comme on peut, avec des dispositions de base toutes différentes selon les personnes. Mais c'est une souffrance aigüe de découvrir quelques jours après avoir donné naissance à un bébé porté 9 mois, que ce dernier à un problème de santé. Il est très compliqué de ne pas savoir de quoi va être fait le calendrier des prochains mois, de ne rien savoir du tout, de devoir attendre, espérer, pleurer, rire malgré tout, vivre normalement mais avec une famille en deux partie et essayer tant bien que mal de tout concilier.
J'ai tellement hâte de voir Wilma courir après son grand-frère avec un coeur tout réparé.
Souvent, quand elle est endormie contre moi, j'imagine mon coeur qui envoie au sien des éclairs de réparation, j'imagine une chaleur qui part de ma poitrine pour aller vers la sienne pour lui donner de l'énergie. Oui, on peut ne pas croire au destin et avoir quand même des pensées magiques. Cela ne fait pas de mal, ça aide aussi à tenir debout.
J'écris ce texte sans vraiment trop savoir où je vais, j'ai du mal à prendre de la distance, je brûle d'épuisement au milieu de ce tunnel et je ne sais dire que "je". J'aimerais juste pouvoir dire "nous" sans que cela fasse ce coup d'aiguille dans la colonne et dans le ventre. Cela viendra, cela vient déjà mais je ne m'en rend pas compte. Vivre au jour le jour n'est plus du tout une vue de l'esprit, c'est devenu notre quo tidien dans un monde qui n'aime pas ça. Nous continuerons à avancer vers l'issue tandis que le monde oubliera car le monde sera déjà passé à autre chose. 
Cette épreuve est là pour nous apprendre une nouvelle patience, que nous oublierons sans doute dans la joie d'un quotidien futur. Cette patience est une carapace qui se met en place progressivement, elle recouvre chaque parcelle de nos corps et de nos âmes écaille après écaille. C'est une métamorphose transitoire, le temps que deux trous au coeur en se fermant nous permettent de trouver la sortie du Gothard de nos ressentis.

Cette version de la chanson de Townes Van Zandt...