Au moment des prises de parole #metoo, nous sommes nombreuses et nombreux à avoir évoqué dans nos statuts sur les réseaux les abus vécus.
J’avais moi-même écrit quelques lignes sur ce que j’ai pu subir. Aujourd’hui, l’hashtag #metootheatre a fait son apparition et des enquêtes racontent les agressions trop nombreuses dans le monde des arts dits vivants. C’est une très bonne chose, il est seulement dommage que toutes ces personnes aient pu exercer aussi longtemps en toute impunité. Il est vraiment plus que nécessaire que tout cela change et que plus personne ne se taise.
De mon côté, j’avais 18 ans quand je suis entrée à la section professionnelle d’art dramatique du conservatoire de Lausanne. Après une adolescence compliquée et douloureuse, le théâtre m’avait en quelque sorte permis de me sentir mieux et je voyais une suite logique à en faire mon métier. Tout ce que je vais écrire là, n’est en soit rien d’exceptionnel ni de terrible, il s’agit toutefois de faits vécus qui ont forgé mon rapport au métier que j’ai finalement abandonné pour d’autres raisons mais qui ont sans aucun doute participé à ma décision.
Je suis restée cinq ans au conservatoire, j’ai doublé mon année préparatoire par je cite « manque de maturité théâtrale » je ne sais d’ailleurs toujours pas vraiment ce que cela voulait dire mais peu importe.
Dès ma première année je me suis retrouvée un peu malmenée par les enseignants. C’était difficile pour moi car je venais d’un groupe de théâtre du lycée où j’étais considérée comme « douée ». Il était quasi légitime qu’en arrivant au conservatoire, je ne le sois plus. Mais ce n’était pas vraiment la question de mon talent ou non qui était en cause. Non.
Un enseignant qui ressemblait à un sosie du père noël se moquait par exemple ouvertement de ma manière de marcher ; il m’appelait le pingouin. Il se moquait aussi de mon poids, de mes formes.
Notre apparence physique était un sujet omniprésent. Surtout en tant que jeune femme. Il y avait les « jeunes premières » et les autres. L’objectivation permanente dont nous étions victime avait un goût amer. Ce truc que nous savions anormal mais tellement usuel, que personne ne disait rien. Très vite nous étions confrontées à la séduction. La séduction était un outil de l’enseignement. Il fallait en quelque sorte, particulièrement en tant que femme, être dans le game. Le refuser c’était refuser le système et en général s’auto-éjecter.
Tous les enseignants n’étaient pas comme ça bien évidemment mais nous avions à faire à ceux qui prenaient beaucoup de place dans l’équipe permanente et qui étaient souvent, en réalité, des personnes qui jouaient de leur pouvoir hiérarchique mâtiné de frustrations artistiques ou de talents dépassés.
Il y avait celui qui donnait le cours de diction, je ne sais d’ailleurs pas en quoi le contenu du cours avait quoique ce soit à voir avec la diction et celui qui avait connu Brecht, ce qui suffisait à assoir son pouvoir. Il fumait en permanence de gros cigares et embrassait les élèves, indépendamment de leur genre, systématiquement sur la bouche pour dire bonjour. C’était par ce geste que nous nous savions acceptés et acceptées par ce dernier. Assis sur nos canapés de salle de pause, il tenait des théories sur ce que nous devions être ou non et insistait sur le fait que les jeunes comédiennes devaient, pour comprendre le métier, toutes faire un stage dans les bars à champagne, afin de saisir l’importance de la séduction dans le métier. Il avait au moins le mérite d’y aller clairement sans sous-entendus. Mais était-ce normal ? Non, sous-entendre que la prostitution était une bonne manière d’apprendre n’avait rien de normal. Et je me fiche de penser qu’il s’agissait de provocation gratuite. Mais c’était comme ça. Il était aussi talentueux, était une source d’anecdotes et d’histoires de Théâtre avec un grand T, il était respecté, peu importe que lui soit irrespectueux. Je me souviens aussi d’un cours où ce dernier nous avait fait l’apologie de l’inceste en nous disant combien dans certaines cultures, les femmes enseignaient aux plus jeunes, leurs fils par exemple, les choses de l’amour. Super quoi.
L’autre, le prof de diction était sans doute un des plus problématiques de tous. Il nous demandait de préparer des monologues à jouer devant lui et les autres, nous entamions la première phrase et nous arrêtait systématiquement sans trop expliquer ce qui n’allait pas et nous recommencions jusqu’à ce qu’il nous laisse continuer. Le cours était une prise de tête constante, il insufflait en nous une sorte de peur, et abusait de sa position en étant maltraitant dans ses approches. De même, il arrivait toujours d’une manière ou d’une autre à nous emmener sur le terrain sexuel en faisant allusion aux pulsions cachées dans les mots de nos textes ou celles de nos corps. Le jour de mes 20 ans, j’avais cours avec lui. À la fin de la classe, il m’a demandée de rester pour me parler. Une fois les autres loin, il m’a attrapée et coincée contre le mur et essayé de m’embrasser de force en me disant que c’était mon cadeau d’anniversaire, qu’il allait m’embrasser 20 fois, pour mes 20 ans. Je me suis débattue et il m’a lâchée en riant. Je ne sais plus si j’en ai parlé ou pas, mais dans tous les cas, à l’époque cela ne changeait pas grand-chose. C’était « normal ».
Nous nous sommes ensuite collectivement plaints de ses méthodes. Il a alors, je crois, mon souvenir est flou, été réprimandé par la direction sans pour autant perdre son poste.
À l’époque quand il me croisait dans les couloirs, il me disait « alors petite salope, t’es satisfaite ? »
Je ne sais pas ce que d’autres ont vécu. Je ne sais pas si ma mémoire se déforme avec les années et si mon récit se construit un peu différemment de la réalité de l’époque.
Ce que je sais néanmoins, c’est que rien dans la majorité de l’enseignement que nous recevions, n’était vraiment normal. D’ailleurs un de mes premiers professeur de théâtre, alors que j’étais encore au lycée, me parlait en louant mes beaux yeux et en me disant combien ils étaient craquants. J’avais 17 ans, lui plus de 40. C’était normal apparemment.
Certains diront que c’était une autre époque. Certains diront encore que nous étions assez grandes pour nous défendre ou en découdre. Mais comment réagir quand ce processus de séduction entremêlé d’abus de pouvoir semble omniprésent et habituel ? Comment se dire que quelque chose cloche et surtout que l’on va nous écouter ?
Bien sûr que nous le sentions au fond de nous. Combien de fois j’ai pleuré dans mon coin car je n’étais pas assez « désirable » pour un rôle lors d’un stage de formation ? Combien de fois j’ai enragé car on se moquait de moi ou d’une autre parce que « voyons tu ne comprends rien à ce que tu dis, que tu es bête ! ».
Car oui, à l’époque où j’ai appris le métier, être comédien, comédienne, c’était toujours un peu devoir souffrir. Cela renforçait l’aura d’artiste.
Une fois le conservatoire terminé, j’ai à nouveau respiré en travaillant avec des personnes géniales, mais il est difficile de s’accrocher à un métier où l’on ne se sent jamais vraiment à la hauteur. Était-ce à cause d’un talent moyen, d’études toxiques ou d’un manque de confiance en moi maladif qui a pris tant de temps à s’améliorer ? Un mélange sans doute.
La réalité fut que je décidai d’arrêter en 2009 avec un dernier spectacle mis en scène par un ami cher. « Finir » ma courte carrière sur ce spectacle est le plus beau cadeau que j’ai reçu. Merci à lui. Merci aussi aux autres qui exerçaient et exercent encore ce métier dans un esprit positif. Il n’est pas nécessaire de passer par les abus et la souffrance, je crois, pour produire de l’art vivant. Nous avons le droit d’aller bien sans détruire les autres. Étudier le théâtre et les arts scéniques, ne doit pas forcément passer par la destruction de l’égo des gamines et gamins qui veulent faire ce métier et les abuseurs doivent être sans cesse dénoncés et judiciairement traités en conséquence. Les victimes doivent être écoutées et crues.
Voir cet ancien monde trembler est quelque chose de joyeux. Il rappelle simplement un peu trop fort ce que bien trop d’entre nous avons vécu, des faits graves pour certaines, et là je ne parle pas de moi, que même le temps ne saurait gommer.
Ce métier est un bien trop formidable métier pour laisser la place à ces violences. On doit parler de lui pour les créations et parce qu’un monde sans art est irrespirable.
Apprendre à mettre des mots sur tout ça, ce n’est pas ouvrir une boîte de Pandore, c’est au contraire apprendre à respirer justement, à nouveau.