Je ne sais pas dormir; ou du moins je ne maitrise absolument pas le principe d'abandon.
L'endormissement est une épreuve personnelle; tout d'abord parce qu'il vient toujours péniblement et ensuite, parce que l'espace temps qui sépare mon besoin de dormir avec le moment réel d'abandon est l'équivalent d'un conflit cellulaire total.
Mes nuits sont une histoire qui se répète.
Adolescente, je refusais de dormir, pour moi dormir c'était mourir.
Dans cette logique absurde, j'épuisais mon corps et ma tête rêvait en plein jour.
À un certain stade, et comme la réalité n'était plus tout à fait consistante, il fallut me faire avaler les moutons pour que je cesse de les compter.
Adulte, je ne refuse plus de dormir, mais ce qui a été entraîné à ça, au dedans de moi, se fraie toujours un chemin d'une créativité intense.
Je pose la tête sur l'oreiller, je ferme mes yeux et j'attends. La fatigue est là réelle, accumulée sur le long terme. Si la chance est là, je ne me rends compte de rien et la nuit passe, normale, en un battement de cil.
Mais si les cellules du passé sont activées, ré-activées par une pensée incessante, un bourdonnement de questions dans la ruche cérébrale, les alvéoles se déforment et se mettent à se déchirer. Dans ces moments là, c'est comme si la chape de peau qui entoure mon crâne se mettait en surchauffe, comme si l'os cherchait à changer de forme et là, à ce moment là de la bascule de l'éveil au sommeil, dans une lutte entre mon corps fatigué et mes cellules joueuses, le sursaut intervient; la sensation que mon crâne s'ouvre en deux parties; comme en été on ouvre une grenade pour en détacher les grains.
C'est la mémoire adolescente qui refuse à mon corps adulte, le sommeil.
C'est la peur primale de la perte de corporalité qu'amène cet état.
Il n'y a plus de maitrise et on perd les échanges possibles.
Ces sursauts arrivent plusieurs fois, parfois même lorsque je suis vraiment endormie. Ils occasionnent des nuits entrecoupées faites de déambulations multiples. Parfois, il m'arrive d'écrire.
Mes nuits ne sont pas adaptées à mon quotidien, ou peut-être est-ce l'inverse.
Je n'aime pas mes insomnies, encore moins mes épreuves douloureuses d'endormissement. Elles sont le reflet de ce qui est cristallisé au dedans, mes peurs, mes frustrations et mes colères.
Ces nuits là, je refais mon histoire en entier, je prends des décisions, temporaires ou non, je pense à mes proches, je regarde dormir celui qui est à mes côtés, je pense à l'avenir, je règle des comptes dans le vide, je fais des rétroplannings, je change de vie, de nom, je m'imagine fumer une clope, je vais sur les réseaux, je regarde des photos d'ongles, je regarde la tv online de la Nasa, je me demande si oui ou non, l'homme a bel et bien marché sur la lune en 1969 et souhaite savoir pour de bon la vérité, je n'y parviens pas, je peste de ne pas être scientifique, je me fais une raison, temporaire.
De l'autre côté de la fenêtre, souvent, la lune me nargue, elle m'agace alors je la délaisse pour regarder les immeubles d'en face; éclairés par les lampadaires jaunes, les fenêtres sans lumière, le monde entier endormi; soudain une fouine rondelette se promène autour des poubelles et se nourrit.
Animaux urbains, nous partageons nos espaces; quand les mondes diurnes et nocturnes se croisent, les horloges trottent au ralenti et les secondes expansées laissent entrevoir les complications de la construction de nos rythmes sociaux.
Nos vies sont remplies d'injonctions contradictoires, nous devons être performatifs, proactifs, engagés, volontaires, sportifs, sains, enthousiastes, généreux, sensibles mais pas trop, gentils mais fermes, productifs, heureux, satisfaits et surtout, nous devons faire quelque chose de nos vies.
Mais c'est quoi exactement faire quelque chose de sa vie? Sur quelles bases pouvons nous poser nos certitudes? Selon moi aucune, mais c'est sans doute parce que je ne crois à rien ou à tout, cela dépend des nuits.
Mes paupières brulent et se font plus lourdes, je n'apporterai encore pas de réponses à mes questions; elles seront remises à la nuit prochaine où mon crâne cherchera à se fendre. À présent que j'ai dépassé le stade de la fatigue pour cet espèce d'éveil doux, il est temps que j'aille me parer de plumes pour enfin lâcher la surveillance et laisser repartir les aiguilles de l'horloge.
Bonne nuit...