20/08/2018

Les miettes

Dans les rayons d'une librairie, l'autre jour, je suis partie à la recherche d'un livre sur les troubles alimentaires du nourrisson; un livre médical, un livre de témoignage ou tout autre livre éventuel sur le sujet. Je n'ai rien trouvé. Ce moment m'a toutefois permis de rire un petit peu grâce à l'oeil aiguisé pour les conneries, de la marraine de ma fille. Egarées dans le rayon développement personnel accolé au rayon parents, nous avons donc pu lire en diagonale les quatrièmes de couvertures d'oeuvres expliquant le "slow parenting", "le positive parenting", "on ne nait pas parents on le devient" (ah ouais, sans blague..) "le guide du bébé vegan" "bébé heureux avec sa cuillère" "allaiter jusqu'à 3 ans" "comment rester femme en étant mère" "la slow sexualité" "s'épiler le bikini après une épisiotomie", non je déconne mais j'ai par contre vraiment vu un article sur ce sujet passer sur un site dit, féminin; monde de merde où même après ce genre d'événement on vient te gauffrer la cervelle avec des injonctions à la douceur.
Bredouille je fus donc dans mes recherches.  Soyons clairs, je suis même allée dans le rayon médecine où je n'ai rien trouvé. 
On se doit donc d'être heureux ou plutôt non , ce monde de merde nous demande, nous ordonne, de bien vouloir être des parents performants, parfaits. D'avoir des enfants en parfaite santé qui suivent magnifiquement les courbes de tailles et poids érigées par l'OMS. Les bébés doivent être allaités longtemps mais pas non trop non plus après 6 mois-un an et si possible pas en public; ces derniers doivent manger de jolis petits plats préparés avec amour par maman avec les jolis produits bios- locaux du marché et avoir de jolis petits plis gracieux aux cuisses. Papa aimerait avoir un congé paternité mais ne peut pas pour ne pas entraver la florissante économie Suisse et maman doit retourner au travail après quatre mois, six, si elle a pu prolonger un peu et être souriante, pimpante avec la ligne d'avant et surtout être performante sans aller chercher une fois par semaine son enfant malade à la garderie si par miracle elle a eu une place avant ses deux ans. 
Toutes ces injonctions de merde renvoient toutes à la même chose, si tu veux des enfants et que tu en as, c'est ton problème, pas celui de la société, avoir une famille dans un pays ultra capitaliste, c'est une affaire privée et une image d'Epinal  à afficher tout sourire. 

Je suis amochée, beaucoup. Depuis que Wilma est arrivée par une incision un après midi froid et ensoleillé de février, je me suis oubliée. Elle est notre deuxième enfant et sans doute que peut-être avant elle, on pensait être comme ce que la société attendait de nous. On ne pouvait pas prévoir tout ça, rien ne nous avait préparés à ça. Neuf semaines au total d’hôpital en six mois, des questions médicales sans réponses, des examens dans tous les sens, de la fatigue absolue, du stress, des peurs, des colères, des doutes. Sans doute qu’à un moment j’ai pour ma part culpabilisé à me demander où était ma part de responsabilité dans ces évènements. Sans doute que j’en ai aussi voulu à mon enfant, mais cette dernière n’y est pour rien, n’a rien choisi et continue de ne rien décider. Ce n’est pas de sa faute si elle est née avec cette petite malformation cardiaque et encore moins de sa faute si cela l’a empechée de manger. À trois semaines de vie jusqu’à ses quatre mois, elle aura donc mangé par le biais d’une sonde naso gastrique. Cette sonde nécessaire à un moment donné aura donc laissé des séquelles importantes, traumatiques et pour lesquelles le corps médical n’a pas de solution globale et réfléchie. 
Wilma mange à présent seule mais ne mange pas vraiment comme un bébé de son âge devrait. Les réflexes qui s’acquièrent pendant les premiers mois de vie lui auront donc été entravés par l’urgence de la nutrition et l’absence de prospective du corps médical. Régler les urgences et renvoyer à la maison. Pendant six semaines nous aurons été à la maison avec notre fille, sa sonde et la pompe de nutrition, à la « gaver » comme ils disent encore à l’hôpital ; à en avoir mal au bide de la voir pleurer, de la voir vomir au moins une fois par 24heures, de la voir hurler quand il fallait lui remettre ce tuyau qu’elle arrachait bien trop souvent. Plus de vie normale, plus de vie sociale car pas évident d’aller plus loin que chez soi quand bébé mange grâce à une pompe.
En dehors de la cardiologue (respect éternel à la Professeure S) aucun médecin n’a anticipé la suite, personne n’a pu répondre aux appréhensions de quand on pourrait la débarasser de ce tuyau. Il aura donc fallu la sevrer, comme une drogue. Il lui aura fallu et lui faut encore retrouver, trouver tout court, des réflexes de nourrisson bien plus jeune qu’elle, toute seule, accompagnée par nous et par le réseau que nous avons bien été obligés de construire tout seuls tant le corps médical a failli à son devoir sur le sujet.

Nous avons réussi ça, cet accompagnement et pourtant rien n’est terminé car la faire manger chaque jour est un défi. Elle ne semble pas avoir faim. Quand ça vient, elle ne semble pas savoir manger. Elle ne fait pas le lien entre faim et satiété avec manger au milieu. Elle fait comme elle peut, comme la championne qu’elle est. Un bébé normal, qui se marre, qui tente d’avancer à quatre pattes et qui refuse de dormir car il y a trop de choses à faire pour perdre ce temps. 

Moi je me sens vieille, je ne me regarde plus trop car je n’ai pas très envie de me voir, je ne trouve pas souvent le sommeil, je suis inquiète et je n’arrive pas à lâcher. Quand elle ne mange pas assez, je grignotte pour quatre, je compense. Je dois reprendre ma vie, retourner travailler dans très peu de jours mais je ne sais pas comment faire. J’ai encore beaucoup de colères par mon lien malmené par ce hasard couplé à ce monde de merde.
Parfois il me semble que du moi d’avant , il ne reste que des miettes. 

Les miettes ; cette maman qui traverse une épreuve similaire  et avec qui j’échange beaucoup aime à dire ce mot pour se qualifier.  C’est comme ça qu’elle se sent et je la comprends. Nous sommes ces mamans en miettes, un club un peu étrange pour lesquelles il n’y a pas de livres dans les librairies. 
Je vous vois celles et ceux qui ont lu jusque là (vous ne devez pas être nombreux) à vous inquiéter pour moi. Il ne faut pas.
Je partage comme d’habitude mes états d’âme, c’est mon fond de commerce… enfin non pas vraiment car je n’en vis pas mais vous voyez l’idée.
Ce qui compte aujourd’hui c’est là où nous sommes arrivés avec elle. Un ami très cher nous le rappelait encore hier. Au lieu de voir le biberon à moitié plein on doit le voir à moitié vide ! Oui dans le cas de Wilma, le positif est l’inverse du proverbe de base. C’est compliqué, on est loin d’une vraie normalité mais elle mange. Grâce à elle, à nous et aux montagnes que l’on essaie de déplacer pour ne pas avoir jamais à revenir en arrière.

Dans ces miettes, il reste néanmoins ces colères face aux plâtres que l’on met sur des jambes de bois. L’absence d’approche globale des problèmes de santé. La lâcheté d’une médecine de colloques et de grandes visites qui évite de trop devoir parler au patient et dans le cas présent aux parents. Une médecine qui fait aussi de son mieux avec son evidence based et qui balaye de la main toute approche moins classique et qui sort un peu de ses limites pourtant bien vite atteintes. 

Dans ces miettes il y a aussi l’espoir de la suite, l’impatience de l’avenir à vivre avec deux enfants formidables, avec leurs spécificités et leurs énergies émouvantes. 
Avoir des enfants dans un monde où cela reste une affaire privée, où rien de rien n’est mis en place pour aider les parents dont malheureusement l’enfant est malade ou ne correspond pas vraiment aux couvertures des livres de « slow parenting » ridicules , c’est faire le deuil de nos insouciances narcissiques d’avant. C’est accepter que beaucoup d’amis se font la malle tant c’est difficile pour eux de savoir où se mettre, c’est accepter que le temps passe à la fois très vite mais trop lentement et c’est pour la première fois de ma vie souhaiter être un an ou deux plus tard, pour voir.

Enfin dans ces miettes il y a le désir de se donner un peu de temps afin de se reconstruire, car on se le doit, tenter de s'apaiser un peu, de reprendre le cours de la vie sans avoir envie de tarter tous ceux qui veulent bien faire en te conseillant de lâcher prise car c'est bien connu que moins tu penses aux choses et mieux ces choses vont. 
Ce que ces braves ignorent sans doute, c'est que dans le lien malmené par un tuyau de plastique stérile, lâcher prise équivaut à laisser sombrer nos forces et celles de notre bébé. Car pour conclure je tiens simplement à préciser que ce proverbe qui dit qu'"un bébé ne se laisse pas mourir de faim" est une connerie sans nom quand il s'agit de bébés à qui on a entravé le développement des réflexes, certes pour les sauver, mais qui du coup n'ont pas le bon programme intégré, en quelque sorte.

Nous sommes donc supposés ressortir de tout ça plus forts, enfin c'est ce que le monde attend de nous sans doute, pour valoriser l'expérience sur nos CV de parents. C'est tellement disruptif d'avoir un enfant pas tout à fait comme dans le rayon de développement personnel... 
Bon.. et bien là tout de suite, je réclame le droit d'être amochée, d'être en miettes. J'ai toujours aimé la contradiction.
Plus sérieusement, ne vous inquiétez pas, cela ne durera pas toujours, mais cela dure maintenant et les miettes ne sont pas encore sèches. 
Bisous.

    



    Oeuvre de ©Mathilde Teinturier présentée dans le Hall du CHUV en mai 2018