Dans mon ancien job chez "force rouge" comme j'aime à l'appeler avec affection, j'avais au mur de mon bureau l'équivalent d'un aimant à frigo qui reprenait une phrase de Krishnamurti, la fameuse "Ce n'est pas un signe de bonne santé mentale que d'être adapté à une société profondément malade." Alors oui c'était sans doute un peu cliché, mais selon les personnes et les problématiques du travail auxquelles je devais faire face, cette phrase m'était toujours utile pour appuyer mes propos.
Dans mon nouveau job, qui n'a rien à voir avec le précédent et dans lequel je ne suis pas certaine d'être la plus adéquate, une collègue me mettait en garde il y a quelques jours en me disant " vous savez, on ne fait pas ce job pour avoir juste un travail et un salaire à la fin du mois, si on choisit ce travail pour ça c'est qu'on se trompe, on ne peut pas le faire dans la demi-mesure, on doit être passionné par la rigueur"....
Je restai sans voix, ou du moins sans rien prononcer en regardant ma collègue s'éloigner, assez satisfaite de son effet alors qu'au dedans de moi s'engageait un soliloque qui dure encore aujourd'hui.
Evidemment que dans l'idéal absolu, on ne devrait pas avoir un job juste pour le salaire, on devrait bosser à un poste qui nous plaît et dans lequel on s'épanouit et où l'on souhaite évoluer ou du moins rester...oui ce serait l'idéal...
Vous l'aurez compris, je doute. C'est une posture de base en ce qui me concerne, mais face au monde du travail tel qu'il est dessiné dans notre société, mon doute et mes questionnements sont encore plus grands.
Personnellement, je crois que mon job de rêve n'existe pas et que j'ai passé beaucoup trop de temps à cueillir des pâquerettes pour faire des bouquets de choses qui m'intéressaient; sauf que ces bouquets ne pouvaient en aucun cas faire un travail concret, et ces bouquets ne le peuvent toujours pas. Je ne sais pas vraiment ce que c'est que d'avoir un métier qui me passionne. En fait non, le premier que j'ai pu faire, en l'occurrence celui de comédienne, me passionnait vraiment; mais voilà, en perdant beaucoup trop d'années à ne pas avoir confiance en moi, je suis passée sans aucun doute à côté de mon métier et par esprit de contradiction j'ai préféré reprendre des études où je me suis arrêtée au "premier étage" le second étant franchement nécessaire dans le monde du travail actuel...ou pas, car l'université c'est formidable, mais cela ne donne pas forcément du travail.
Rendue à ces considérations à "pas complètement bientôt" 40 ans, je ne me retrouve pas plus avancée. En plus je suis une femme, je ne serai bientôt plus vue comme "jeune" socialement parlant , ce qui au niveau du monde professionnel aura pour seul avantage qu'on ne me demandera bientôt plus si je compte avoir un (autre) enfant; car même si ce n'est pas légal, c'est bel et bien une question qui nous est posée régulièrement.
Cette inadéquation de mon "moi-je" avec le monde du travail est une constante compliquée et je sais pertinemment que nous sommes nombreux dans ce cas.
Il est en effet difficile de rester cohérent et honnête envers soi quand on ne trouve pas de sens réel, voire intense, à ce qui constitue le plus grand nombre d'heures à nos journées. Bien sûr ce n'est pas comme ça en permanence, certaines journées se passent sans questionnements internes, et pour moi, cela ne dépend pas forcément du poste occupé. Par contre cela dépend quand même pas mal de la façon dont on "manage" le personnel. Et après quelques années dans le monde du travail, je constate que quelque soit la tendance dominante, la peur est un outil de management fortement utilisé . Peut-être que cela tient au pays, car soyons honnêtes, la Suisse fonctionne très bien et depuis longtemps sur la peur. On la retrouve dans toutes les campagnes politiques, dans la manière dont on considère les autres, ses voisins, les administrations, les assurances, les gérances et bien évidemment les employeurs. Il est donc en quelque sorte normal, que cette dernière soit aussi un outil de gestion du personnel; l'absence d'un droit du travail un peu plus touffu lui facilitant bien le chemin.
Il faut aussi dire que cela fonctionne parfaitement bien. Notre société fonctionne parfaitement bien dans son auto-régulation de la peur au ventre.
C'est agaçant. Agaçant parce que cela laisse entendre que si l'on ne se sent pas complètement adéquat face à tout ça, on est en quelque sorte déviant. Refuser d'avoir la trouille ou se dire qu'après tout, cela n'est pas si grave, serait alors ne pas prendre son job au sérieux.
Ce serait aussi ne pas avoir de "projet". C'est très grave, de nos jours, de ne pas avoir de projet.
La vie adéquate et bien régulée doit donc être celle qui s'articule autour du travail, le reste n'est que ce qui doit s'adapter aux vies professionnelles. L'inverse est faux, l'inverse est improductif et maladroit.
Le travail est vu comme seul structurant; évidemment, puisqu'il construit nos capacités à participer à la société telle qu'elle est définie et fondée.
La société fonctionne, c'est indéniable.
Mais jusqu'à quel point fonctionnons nous en son sein? À quel moment les rouages se grippent, à quel moment on crée un écart sur le chemin? Et une fois créé, comment peut-il être confortable?
Peut-on se donner le droit à cet écart? Non, ou pas vraiment. Enfin cela n'est pas évident pour être vraiment clair, car nos "chambres ont la forme d'une cage"...
J'ai pourtant envie de me laisser ce droit, ou simplement parfois, imaginer que je l'ai ou qu'il m'est possible de le prendre...
À suivre...