22/11/2021

Le Ciel de Nantes, Christophe Honoré

C’est le souvenir de mon pays qui me manque. Les années 80, 90, la France, ma famille.

Hier soir j’ai assisté à la bouleversante pièce de Christophe Honoré « Le Ciel de Nantes » et j’ai eu le cœur chagrin. Entamées sur les quelques accords de la chanson de Barbara, sur deux heures vingt de spectacle j’ai, je pense, pleuré deux heures.

Des larmes entrecoupées de rires et des larmes mêlées de joie.

Une pièce de théâtre trop longue et trop courte pour une claque de décomposition émotionnelle totale. 

C’est une histoire de famille, celle de Christophe Honoré où se croisent une majorité de personnes décédées qui échangent à travers le voile de la mort des choses qu’ils et elles ne se seront jamais dites. Christophe Honoré met en scène une sorte de thérapie familiale pour extraire de ses racines les mots qui lui ont peut-être manqués. Cette famille pourrait être la mienne. Elle l’est. 

Je suis née en 1978, j’ai grandi en France. Fille de boucher, issue du prolétariat.

Mon père chantait Julio Iglesias quand nous prenions la voiture. Un de mes oncles était chauffeur poids-lourds, fumait des gitanes et jouait de l’accordéon. Mes oncles ont fait la guerre d’Algérie. Je suis l’originale de la famille, celle qui a voulu faire du théâtre et même si j’ai quitté ce métier, je reste celle qui est un peu étrange, à côté et qui vit en Suisse. 

Si j’invoque ma propre histoire c’est pour dire combien ce spectacle dit tout de nous.

Et si nous sommes en quelque sorte transfuges de classe sociale, c’est encore plus fort.

Christophe Honoré le dit d’ailleurs, « mes films se passent toujours dans des milieux bourgeois » mais pas cette pièce. Sa famille retrouve sa valeur héroïque. 

Cette histoire est néanmoins lourde, elle traverse l’alcoolisme, la violence domestique et les suicides et maladies. Chaque famille a ses non-dits, ses failles, ses secrets et ses douleurs.

Il y a ici une magie à faire dire à celles et ceux qui sont morts ce qu’ils et elles n’ont jamais pu échanger. Il y a de la réparation de ses origines face à la beauté de ces volutes de fumée de cigarette omniprésentes. De ces manques de second degré des personnes qui nous sont chères. « Oh alors voilà, je suis ridicule, c’est ça hein, ta mère est ridicule » Ces phrases comprises de travers par une mère. L’oncle qui boit trop. Le mari qui tape. La tante dépressive, celle qui restera à jamais incomprise par les siens, hormis peut-être par son neveu qui voit en elle la figure tragique. 

Malgré tout, rien dans les larmes qui coulaient sur mes joues n’était réellement douloureux. Il s’agissait plutôt d’une sorte de remise à niveau cathartique. « Mes rêves de vous m’apportent plus que votre souvenir » Je ne suis pas certaine de ma citation. Mais cette phrase est me semble-t-il, prononcée à la fin du spectacle ; elle vient redire ce que les deux heures d’avant ont dessiné. On se construit par l’auto-fiction, on raconte sa propre histoire toujours en construisant son récit intime en s’éloignant de la réalité. La réalité n’existe qu’à travers notre interprétation. À vouloir s’éloigner de ses racines, d’autant plus quand elles sont compliquées, on éprouve toujours malgré tout le besoin d’y revenir à un moment de sa vie, pour mieux s’en éloigner à nouveau. Mais on a alors soigné le lien.

La bourgeoisie n’est pas plus dramaturgiquement intéressante que le prolétariat, les blessures humaines sont inter classes, elles s’expriment avec des référentiels parfois différents mais les failles restent les mêmes.

J’aime le cinéma de Christophe Honoré depuis longtemps. J’ai une passion pour son film « Les Biens Aimés » la musique d’Alex Beaupin. J’aime son amour des films chantés ; sa réintreprétation d’un Jacques Demi en plus triste. Hier soir, j’ai je crois, un peu mieux compris son cinéma.

J’ai eu envie de monter sur scène sans y être invitée pour aller m’asseoir fumer une cigarette dans un coin, parmi ces acteurs et actrices formidables de talent et de justesse émotionnelle. J’ai vu ma famille, mon pays, ma classe. Je me suis sentie chez moi.

C’est très rare finalement, ce sentiment d’appartenance où les rôles que l’on joue n’existent plus, ils sont lavés par les larmes de nos racines.

Il y a sans doute urgence à faire la paix avec sa propre histoire, quitte à convoquer des explications que les morts n’auraient sans doute jamais pu avoir.

Hier soir, Christophe Honoré m’aura permis de faire un peu la paix avec la mienne. Il m’aura donné envie de revoir encore ses films et de marcher dans les rues en hiver en écoutant les chansons de son cinéma. 

Il m’aura aussi permis d’assister à une pièce magnifique, dans lequel une forme totale de tout ce que j’aime se trouve, il m’aura aussi permis de me rappeler pourquoi j’ai tant aimé ce métier et cet art. 

Merci à lui et merci au théâtre de Vidy et aussi bien sûr à ses acteurs et actrices, Youssouf Abi Ayad, Harrison Arévalo, Jean-Charles Clichet, Julien Honoré, Chiara Mastroianni, Stéphane Roger et Marlène Saldana.