La course du temps se poursuit, et ma trentaine avance sans se retourner. Malgré les crèmes chères et les compléments alimentaires qu'aucun druide d'une lointaine époque ne m'envierait, ma carcasse se teinte de ce quotidien rapide et sinueux. Les sillons de peau apparaissent, les envies se marquent là où elles le doivent et conserver une image fraîche me parait aussi difficile que de maintenir en vie une plante verte. Il y a pourtant cette chose dedans dont j'ai déjà parlé maintes et maintes fois. Ce décalage entre les pièces de la mosaïque qui composent la personne que je suis et un ensemble de faits avérés qui forment mon présent; qui au final ne l'est jamais...présent.
J'essaie pourtant de profiter des moments que je vis sans penser à autre chose, mais je peine souvent à y parvenir. C'est comme quand on joue sur une scène de théâtre, on raconte une histoire tout en ayant conscience de la présence du public, il y a une distance qui se crée à l'intérieur de soi, entre ce que l'on vit-joue et ce que l'on pense; enfin c'est plus ou moins comme ça que j'ai toujours envisagé le métier d'acteur et peut-être était-ce une erreur. J'ai souvent l'impression de vivre de la même manière, même si parfois l'immédiat transperce comme un éclair fulgurant. Mais ces moments sont rares et je reste emprisonnée dans ma tête dans laquelle mon cerveau fait des branches avec la pensée.
Il y a pourtant des moments plus propices à d'autres pour "lâcher le robinet à conneries" mais je dois avoir apprivoisé la situation ou la personne pour obtenir la sensation d'être bel et bien là. Alors quoi? encore des lignes de fatigue et d'ennui? Encore?
Non, car si comme le dit Jodorowsky " le futur est une fraude" il me semble que le présent l'est aussi; et c'est sans avoir peur du lieu commun que j'écris ces mots. Peut-être même que le simple fait de penser en est une. Où comment allier une forme d'ésotérisme à une analyse constructiviste totale. Il y a comme un gouffre dans lequel on plonge quand on essaie de regarder attentivement chaque chose vécue, pensée, ressentie; comme un souffle de lucidité qui n'est pas extra. Un vertige. Nous ne faisons qu'essayer de construire une cohérence sur une existence qui ne l'est pas. Nos certitudes ou ce que nous qualifions de " valeurs" ne sont que des traits construits sans cesse mis à mal par le quotidien. Il y a cette douleur diffuse de ne rien savoir de ne rien comprendre mais de tenter de s'accrocher à ce que l'on a décidé de croire; sans quoi toute forme d'existence consciente s'avère impossible.
Ces béquilles prennent toujours différentes formes, les passions ou les raisons; indifféremment elles permettent d'envisager tous les temps de la conjugaison de nos vies et de celles des autres.
Pourtant quand on observe autour de soi, quand on se penche sur les interactions entre les êtres, sur les choix, les siens et ceux des autres...il y a toujours un goût acide qui prend le dessus dans nos cellules. Rien n'est jamais vraiment doux. Même la tendresse peut se faire âpre. Nous nous sommes socialisés de telle sorte que même ce qui grince au dedans peut revêtir une apparence rassurante.
On se contente de tout, on s'habitue à tout et même ce qui nous confère parfois une touche d'originalité ne l'est pas. Nous avons tout mis en place, tout construit pour oublier le vertige de l'ignorance.
Une réponse d'aujourd'hui peut s'avérer fausse le lendemain, comme ça, cruellement et soudainement dénuée de sens. Vidée de toute consistance.
Les relations d'hier qui nous paraissaient reliées à notre bonheur ont aujourd'hui une couleur morne et sans intérêt et ne seront demain qu'une forme de souvenir vague dont on aura choisi quoi retenir exactement au risque de projeter dessus ce qui nous arrange.
Où est donc l'espoir, où trouver la volonté? Ce n'est pas morose ni ennuyeux d'ailleurs que de se poser ces questions. J'ai pour ma part trouvé la joie de l'immédiateté dans ce qui brille, dans les matières que je caresse avec le dos de la main, dans la vulgarisation de l'astronomie, dans la science fiction, dans les photos des autres, dans le cinéma, dans l'écriture et dans les soirées d'improvisation Avracavabrac.
Chacun trouve sa réponse, sa gélule contre le vertige.
On m'a souvent dit que je me posais trop de questions, pourtant je pense sincèrement que tout le monde, d'une manière ou d'une autre expérimente cette sensation de non sens. Il s'agit alors de l'apprivoiser à sa manière et d'en faire un moteur.
Je viens d'énoncer avec maladresse et sans paragraphes définis, une pseudo prise de conscience, un véritable mais terrible lieu commun... mais je m'en fiche.
Certains jours cette sensation d'attendre Godot est simplement plus prégnante et dépend de mon quotidien, lequel il faut le dire est plutôt à marrée basse. Mes pieds se traînent dans la vase comme la cousine bretonne ( encore elle ) allant à la recherche de coquillages. Cette tête en l'air, ne regardant pas où elle marche se coupe, mais continue de chanter à tue-tête. Elle continue de chanter car elle sait que de toute manière, il n'y a ni futur ni passé; seul résiste le moment présent tel qu'elle le défini à l'instant même.
Elle peut rêver, imaginer, attendre, se souvenir; rien n'est certain ou limpide.
Seules ses cellules ont valeur d'existence, le reste n'est que construction. Emportée par la montée des eaux, la cousine bretonne n'est sûre que d'une seule chose:
La conjugaison est une escroquerie.
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